Comité d’organisation : Djemaa Maazouzi, Pierre Popovic, Elaine Després
Une anecdote algérienne raconte que c’est pour avoir eux aussi, «comme les Américains, leur chanson pour l’Éthiopie», qu’une trentaine d’artistes algériens s’est réunie en 1999 à Paris pour réaliser cet opus en hommage au pays qui souffre : «Algérie mon amour, l’Algérie pour toujours». Davantage «We are the children» que «We are the world», la chanson remporte un grand succès sur les radios algériennes. «Ô ma chère Algérie, tu as enfanté des artistes/Pour accompagner tes joies comme tes peines» répète le chœur qui passe en boucle à la télévision, alors que les autorités tentent d’enrayer l’appel au boycott lancé par plusieurs candidats qui renonceront bientôt à se présenter aux élections présidentielles du moment. Si elle n’est pas un grand moment musical, cette chanson en est un de communion populaire chargé d’affects (les recettes seront versées aux victimes du terrorisme), de bonnes intentions, de déculpabilisation, de dénonciation de la répression et de la corruption, de volonté de réconciliation fraternelle. Elle est pourtant de fait un aveu d’impuissance, puisqu’elle résulte d’une action menée par des artistes dans une conjoncture qu’ils n’ont fait que subir et durant laquelle la profession a payé un lourd tribut. Reste que, de façon peut-être naïve et dérisoire, elle accorde symboliquement aux musiciens une fonction civique et à la culture un rôle dans la société en dénonçant islamistes et militaires.
«Malgré tout mon pays je t’aime/ […] Malgré tout vive l’Algérie» entonnent donc à l’unisson, en arabe, en français, en berbère, autour du chansonnier Baaziz, toutes sortes de voix exilées ou restées au pays : rockeurs (Cheikh Sidi Bémol, Jimmy Ouahid, T34), stars du raï (de Khaled à Mohamed Lamine), rappeurs (du groupe Intik), chantres de la poésie kabyle (Djamel Allam), chanteurs plus classiques (comprendre bien établis à la télévision algérienne et dans un répertoire traditionnel) ou jeunes talents prometteurs comme Amazigh Kateb ou Souad Massi. Déclaration d’amour, cri de sincérité contre le désespoir, leur initiative est conçue dès le départ comme une contribution, «un don au peuple algérien» destiné à symboliser l’unité dans la différence et à susciter l’espoir d’un avenir meilleur pour un pays sortant d’une décennie de terrorisme. Elle est lancée par les membres d’une génération actrice des émeutes d’Octobre 1988 qui a gorgé le «quart d’heure démocratique» d’une parole caustique largement libérée de l’autocensure (le clip est réalisé par Aziz Smati, «président» de «l’association culturelle» Bled Connexion, à ses côtés se retrouve Mohamed Ali Allalou, l’animateur radio de «Sans pitié», qui en 1988 laissaient s’exprimer les chroniqueurs en herbe qu’allaient devenir le dérangeant SAS et le troublion YB).
Dix ans après le «chahut de gamins», le cri d’un amour «malgré tout» est une construction très paradoxale. «Malgré» module et atténue, mais est conjugué à un «tout» qui évase et amplifie. Lié à quelque totalité vague dont pourtant chacun devrait savoir de quoi elle est faite, l’amour éprouvé est à la fois inconditionnel et conditionné. Pris d’un bloc «malgré tout» profile des obstacles absolus tout en les éludant, surplombe des contradictions en les noyant dans un ensemble flou d’amalgames et d’autres contradictions latentes. L’expression est à la fois paradoxale, polysémique, énigmatique, imparable, convaincante et indiscutable. Elle oscille entre la concession morose et l’oxymore inavoué. Mais il y a surtout qu’elle est devenue doxique en Algérie, figurant en quelque sorte au centre du sociogramme «Algérie».
L’accrétion de représentations, d’idéologèmes, de figures qu’elle provoque est énorme, et l’expression essaime dans maints textes, films, discours, images. Ce «malgré tout vive l’Algérie» est autant un cri de résignation qu’un sursaut d’indignation. L’amour se déclare en dépit de l’opposition et de la résistance du sujet, en dépit de ce sur quoi le sujet n’a pas prise. Assumé envers et contre tout, quoi qu’il soit arrivé, arrive ou puisse arriver, il fait fond sur la construction au présent d’une Algérie idéale ratée qui a été et ne sera plus, qui aurait pu être et ne sera jamais, qui est et reste un possible, une utopie, entre rêve, désenchantement et blessure vive.
Loin de n’être qu’un motif lié à la conjoncture dans laquelle la chanson de Baaziz devient un tube, «L’Algérie malgré tout» squatte mille expressions passionnées d’amour pour le pays. Il active par exemple du sens chez des poètes, des dramaturges et des romanciers qui explorent leur rapport avec l’Algérie. Comme dans ce poème «Écoute et je t’appelle» (1961) de Malek Haddad : «Au voleur à chaque fois qu’un poète se noie/Dans le cœur de sa muse et dans le cœur des mots/Moi les mots que j’écris font des mathématiques/On a tué tant d’Algériens ! […] La chaumière et le cœur ?/Sur les hauteurs d’Alger/La villa Susini/Est le château de mes amours…» ; dans les «Rêves en désordre» (1970) de Bachir Hadj Ali : «Je rêve de mon peuple valeureux cultivé bon/Je rêve de mon pays sans torture sans prisons/Je scrute de mes yeux myopes mes rêves dans ma prison» ; dans Les Oranges (1997) d’Aziz Chouaki le serment de leur incipit : «Je jure d’enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges» ; ou dans la pièce La délégation officielle (2002) d’Areski Mellal qui perçoit dans la générosité de menus gestes quotidiens autant de miracles humanistes qui échouent pourtant à faire un pays.
Cette journée d’étude propose d’examiner la façon dont «L’Algérie malgré tout» voyage et se transforme dans la littérature, le cinéma, les discours de 1980 à nos jours. Nous nous interrogerons sur les récits qu’il anime, les formes qu’il prend, les représentations qu’il agrège, les topoï qu’il catalyse dans l’Algérie contemporaine.
Tout en privilégiant le «malgré tout» algérien, on adjoindra à la problématique deux excentrements qui permettront à la fois de l’élargir et d’avoir des effets de retour sur elle. On reviendra ainsi, en tables rondes, d’une part sur le cas célèbre de La Belgique malgré tout (Revue de l’Université de Bruxelles, 1980), collectif dirigé par jacques Sojcher qui en son temps fit grand bruit, et sur un embryonnaire Le Québec malgré tout, prolongeant de façon diffuse «Le Québec me tue» d’Hélène Jutras et dont on trouverait des traces dans des textes récents (chez Évelyne de la Chenelierre par exemple).