Septième conférence inaugurale
Université de Montréal/UQAM
5 Septembre 2014
UQAM, salle J-4225
14h :
Mot d’ouverture des organisateurs
- Sophie Ménard (CREM, Université de Lorraine)
«Péril en la demeure : l’entrée dans l’alphabet des Demeurées de Jeanne Benameur» - Djemaa Maazouzi (Université Lille-3)
«L’écriture (subalterne) de la mémoire comme histoire dans Madame La France, ma mère et moi de Samia Chala» - Katia Atif (Action travail des femmes)
«L’analphabétisme des Québécoises comme facteur aggravant d’une inégalité de fait» - Bérengère Vachonfrance-Levet (TÉLUQ)
«La figure de l’analphabète dans La Fortune de Gaspard de la Comtesse de Ségur»
15h : Pause
15h15 :
- Olivier Parenteau (Collège de Saint-Laurent)
«Dans la lumière de l’illettrisme : « La vie du père Foucault » de Pierre Michon» - Elaine Després (Université de Montréal)
«L’analphabétisation du monde dans quelques romans post-apocalyptiques» - Bernabé Wesley (Université de Montréal)
«Illettrés et lutte des classes dans La Cérémonie de Claude Chabrol» - Pierre Popovic (Université de Montréal)
«L’inaudibilité de Champmathieu dans Les Misérables de Victor Hugo»
16h30 :
Présentation du programme annuel du CRIST
Vin d’honneur
Comité organisateur : Claudia Bouliane, Djemaa Maazouzi et Bernabé Wesley
« Batèche de mon grand-père dans le noir analphabète »,Gaston Miron, « Séquences », Courtepointes (1975)
Dans la continuité de la précédente, dédiée à la question de l’éducation, la septième séance inaugurale du CRIST portera sur la question de l’analphabétisme et de ses représentations artistiques et littéraires. Selon les résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes (EIACA), 49 % des Québécois, âgés de 16 à 65 ans, ont des difficultés de lecture. Parmi ceux-ci, 800 000 adultes sont analphabètes. Au Canada, 42 % des adultes – soit neuf millions de personnes – présentent un niveau de littératie inférieur à celui requis dans une société et une économie moderne[1], ce qui situe le pays dans la moyenne mondiale[2].
Cette journée d’étude sera l’occasion de se demander quelles représentations ce phénomène socioculturel aux proportions inquiétantes trouve dans la littérature et dans les arts. Quels sont les romans, les poèmes, les pièces de théâtre, les films, les tableaux et les bandes-dessinées ou tout autre œuvre artistique qui mettent en scène des analphabètes ou des illettrés ? Quelles figures, quels récits, quelles images donnent à voir et à lire ceux dont les compétences de lecture sont inexistantes, ont été perdues ou demeurent fragiles au point de conditionner l’idée de lecteur ou de public sans lesquelles il n’est ni littérature ni art ? Si cet événement scientifique s’adresse aux praticiens de la sociocritique, il sera également ouvert à des lecteurs de textes et d’œuvres portant sur les difficultés d’apprentissage de la langue de manière plus générale.
Poser la question des représentations de l’analphabétisme, c’est d’abord contempler une galerie de portraits d’extrêmes de l’inculture. De la « calme figure de paysan illettré » de Jean Macquart dans La Débâcle aux personnages de décrocheur scolaire dans le roman québécois ; des « culs terreux » abusés par Flem dans The Hamlet de Faulkner à la mère d’Albert Camus qui « dit Vichy pour toutes les eaux minérales[3] » parce qu’elle ne sait pas lire, ces personnages de dépossédés de la langue et de la culture ont en commun une disqualification sociale, professionnelle et culturelle. Que l’on pense à la servitude volontaire de l’ouvrier-zingueur Coupeau dans L’Assommoir, auquel Gervaise « ne pardonn[e] surtout point […] d’avoir refusé d’apprendre à lire pendant sa convalescence », ou à l’handicap sublimé d’un analphabète fonctionnel comme le père Margaillan dans L’Œuvre, l’illettrisme caractérise des personnages qui peinent à s’informer, à s’orienter, à dialoguer d’égal à égal, à comprendre le monde et à y trouver leur place. Personnages de sauvage ou d’arriviste incompétent, de serviteur ou de renégat, d’illuminé vénéré ou d’idiot raillé, les illettrés sont relégués au rang de marginaux ou de subordonnés et, s’ils peuvent être le type d’un groupe social privé d’instruction, ils sont généralement isolés dans un monde écrit qui les rejette, les soumet ou les contraint à mentir. Ils fascinent sous les traits de l’analphabète fonctionnel qu’est le sénateur Jacques Demers et sont, dans des cas exceptionnels, eux-mêmes artistes comme l’américain James Castle ou, en littérature, le conteur berbère Mohamed Mrabet, analphabète tangérois qui a publié plus d’une quinzaine d’ouvrages enregistrés et retranscrits. Sous le visage la femme illettrée, celui de Charlotte, pauvre paysanne abusée par Dom Juan, ou de Félicité dans Un Cœur simple, l’illettrisme revêt une familiarité suspecte qui fait de la femme privée d’éducation la figure de proue des subalternes. Nombre de livres, de pièces de théâtre, d’œuvres d’art et de films détournent pourtant ce type de la femme illettrée pour lui donner par exemple le visage de la désobéissance à l’ordre social dans La Cérémonie de Chabrol ou pour montrer que cette dernière peut néanmoins parler, chanter et cela dans une poésie percutante mémorisée ou improvisée telle que l’incarne la tante maternelle de Samia Chala dans Madame la France, ma mère et moi.
Ceux que Pirandello qualifiait d’aveugles dans « un monde de papier » portent le sceau de l’infamie, « léproserie culturelle » que met en scène la nouvelle des Vies minuscules consacrée au Père Foucault. Objet de honte mortifiante, l’analphabétisme donne lieu à des récits du secret et de l’aveu, à une scénographie de la dissimulation et de la révélation. Il peut former la conséquence extrême d’un retrait hors du monde tel que l’a filmé Wang Bing dans L’Homme sans nom, être le lot d’un exil hors de son pays et de sa langue que raconte L’Analphabète d’Agota Kristof ou renvoyer à une situation de domination coloniale ou postcoloniale dont le peuple illettré de Cahiers d’un retour au pays natal ou le prostitué masculin d’Analphabètes de Rachid O donnent des portraits singuliers. Il s’inscrit dans une topographie particulière qui thématise comme des espaces d’ignorance le monde rural, la prison, les bas-fonds urbains ou suscite au contraire l’exploration de lieux emblématiques du savoir écrit comme l’école, le tribunal ou la ville, lieu de référencialité textuelle par excellence que Le Paysan de Paris révélait dans les affiches et les enseignes des grands boulevards.
La représentation littéraire et artistique de ceux qui ne savent pas lire ou qui lisent mal se prête particulièrement à une lecture de la socialité des textes dans la mesure où sa mise en récit prend en écharpe les représentations, les discours et les savoirs hétérogènes qui désignent une infériorité sociale annexée sur des critères culturels mais aussi de sexe, d’origine sociale ou d’appartenance nationale. Sa mise en texte est aussi bien celle d’une carence linguistique que d’un stigmate social et soulève nombre de questions sur les formes-sens dans lesquelles la littérature et les arts interrogent le statut social de l’écrit et son implication dans les disfonctionnements, les injustices et les rapports de force d’une société tels qu’ils se jouent dans les mots. Le labyrinthe kafkaïen de la bureaucratie, le poids étouffant de la culture livresque dans Ferdydurke ou, dans Ici Même, roman graphique de Forest et Tardi, l’abus de pouvoir des notaires, ce sont là quelques-unes des multiples dérives de l’emprise de la loi écrite que la littérature et les arts formalisent comme un élément de renforcement du contrôle des citoyens, d’apathie culturelle et de processus d’exclusion ou de stigmatisation qu’induit la valorisation sociale de la culture lettrée.
Saisi tel qu’il se présente dans la reformulation singulière que fait une œuvre des représentations de l’imaginaire social, l’analphabétisme indique généralement ce qu’une société considère comme une menace pour elle-même. Attribut démoniaque de l’étrange moine aux balbutiements incompréhensibles du Nom de la Rose, il est au contraire l’antidote contre les classes dangereuses pour les bourgeois de L’Éducation sentimentale qui, apeurés par la révolution, « exalt[e]nt les campagnes, l’homme illettré ayant naturellement plus de sens que les autres ! » Il peut être assimilé à une barbarie révolue – celle de l’horreur nazie à laquelle est liée Hannah, l’amante analphabète du Liseur de Bernhard Schlink – ou être la norme d’un régime dictatorial à venir que thématisent nombre de romans de science-fiction comme Fahrenheit 451 ou des apologues tels qu’Animal Farm.
Si l’analphabète est par définition privé d’expression écrite, les textes qui le font parler, les discours et les représentations qui évoquent l’analphabétisme comme un problème social font légion. Aussi pose-t-il le problème de la parole rapportée qui lui est singulière. Partant des formes des œuvres, la journée d’étude se penchera donc sur les constructions rhétoriques qui mobilisent ce thème comme une question ou un problème de société. Qu’il fasse l’objet de discours réactionnaires ou soit convoqué dans des discours progressistes qui en font un élément-clé de la question sociale, l’analphabétisme est l’un des chevaux de bataille du discours sur la misère et sur les limites de la représentation démocratique. Il interpelle sur ce qui a failli dans l’institution scolaire et interroge l’acte de transmission du savoir et ses figures d’autorité familiales, professorales ou autres. Son imbrication dans les réseaux de sens d’un poème ou d’une prose, les multiples aspects des modes énonciatifs du texte qui l’aborde de près ou de loin sont repérables comme autant de traces d’une évaluation et d’un jugement qui concernent le goût, l’esthétique, la politique ou l’éthique et à partir desquels une œuvre indique les rapports complexes qu’elle entretient avec la normativité de l’écrit et les valeurs incorporées dans les discours produits par la société sociale environnante. Que ce soit L’Obscurité du dehors de Cormac McCarthy racontant l’existence d’un frère et d’une sœur illettrés du cœur des Appalachesou le théâtre d’Antonin Artaud, lequel affirmait « écr[ire] pour les analphabètes », les œuvres qui parlent au nom des dépossédés du langage révèlent tout ce que cette parole rapportée peut avoir d’ambigu – ambiguïté sur laquelle reviennent les œuvres de François Bon issues des ateliers d’écriture que l’auteur a animés auprès de détenus (Prisons) ou de SDF (La Douceur dans l’abîme).
La représentation et les textualisations de l’analphabétisme seront étudiées dans l’esprit de la sociocritique des textes. On partira en conséquence d’une analyse interne de ces œuvres littéraires et artistiques afin de saisir la façon dont la difficulté de lire fait sens dans l’ensemble de la mise en forme des oeuvres et on rapportera cette analyse à la manière dont la société environnante parle de cette difficulté.
De manière à inscrire cette enquête dans le cadre plus vaste d’une réflexion sur l’écrit et son apprentissage tels que les œuvres littéraires et artistiques les donnent à lire et à voir, nous accepterons également des propositions de communication portant sur des textes, des images ou des films où les analphabètes et les illettrés brillent par leur absence.
[1] La littératie est l’aptitude à lire, à écrire et à calculer, à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. L’illettrisme relève de l’accès au sens des écrits et désigne « l’état d’une personne qui a bénéficié d’apprentissages mais qui n’a pas acquis, ou a perdu la maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul ». Il se distingue donc de l’analphabétisme qui résulte d’une absence d’apprentissage.
[2] Voir la dernière étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques, Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2013 : Premiers résultats de l’Évaluation des compétences des adultes, éditions OCDE. Mis en ligne le 23 décembre 2013. Url : http://dx.doi.org/10.1787/9789264204096-fr
[3] Albert Camus, Carnets, vol. III (mars 1951 – déc. 1959), Paris, Gallimard, 1989, p. 263.