Sous la direction de François-Emmanuel Boucher et Soundouss El-Kettani
Le voyage en Orient[1] connaît un intérêt en Occident depuis le XVIIe siècle, au moment où on commence à développer un savoir sur ces contrées mystérieuses et leur culture grâce aux premiers orientalistes. Michel Baudier fait paraître son Inventaire de l’histoire générale des Turcs en 1617[2]. André du Reyer donne la première version du Coran en Français en 1647[3]. Barthélemy d’Herbelot publie sa célèbre Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient entre 1777 et 1779[4]. Des voyageurs commencent déjà à revenir du Levant avec des récits qui participent de la construction du mythe de l’Oriental auquel le XVIIe et XIXe siècle donneront toute l’ampleur. La plus célèbre traduction des Mille et une nuits au début du XVIIIe siècle est d’ailleurs due aux pérégrinations de son auteur, Antoine Galland.
C’est au XIXe siècle cependant que l’Orient devient de plus en plus accessible grâce au développement de multiples lignes maritimes ainsi que de trajets de chemins de fer dont le plus beau triomphe s’incarne dans l’Orient Express qui relie Paris à Constantinople à partir de 1883. Le voyage en Orient, c’est bien connu, est alors à son âge d’or. En 1861, paraît même le premier guide touristique de l’Orient (le guide Joanne chez Hachette). L’Orient du XIXe siècle couvre souvent l’Afrique du Nord, ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Orient et se poursuit jusqu’à l’Asie Centrale, incluant, la Turquie actuelle et tous les territoires de l’Empire ottoman alors en déclin. Il est désormais un espace touristique qui définit une pratique du voyage et « un système de représentation de plus en plus codé[5] ». Se dessine alors une écriture de l’altérité qui est elle-même prédéterminée par des attentes spécifiques et un ensemble de stéréotypes qui, ne varietur, traversent le siècle.
Les grands thèmes que génère le discours sur les Orientaux finissent, si l’on en croit Edward Said, par produire l’image d’êtres bizarres, souvent excessifs. Leurs traits seraient figés et les rendraient, sur la longue durée, impénétrables à la transformation des mœurs et des mentalités. L’Oriental serait résumé dans une essentialité identitaire incontestable. Sa religion le définirait avant toute autre caractéristique. Il est tourné vers le divin, attaché à des coutumes millénaires, prisonnier des règles que décrivent les livres des traditions abrahamiques. Dans le meilleur des cas, on le dirait spirituel ; dans le pire, passif et muet, mais également belliqueux et habité d’une lubricité affolante. Les Chateaubriand, Delacroix, Nerval, Flaubert, Du Camp, Gauthier, Loti, à grands coups de journaux, de récits de voyages, de lettres ou de romans prouvent hors de tout doute « l’influence déterminante d’écrivains individuels sur le corpus des textes, […] constituant une formation discursive telle que l’orientalisme[6] ».
Les théoriciens postcoloniaux, très influencés par Saïd, mais également par Foucault, et forts de l’idée que le langage n’est pas seulement un outil de représentation du réel mais également de constitution de cette même réalité, travaillent justement à déconstruire, entre autres, cette représentation de l’Orient qu’aurait léguée le XIXe siècle. Comment défaire cet Orient fantasmé (dont le territoire même reste difficile à cerner) qui aurait finalement plus à dire sur l’Occident de cette époque que sur la connaissance concrète de ces régions appelées bientôt à tomber sous le joug de la colonisation européenne ?
Ce collectif souhaite déplacer la question sur l’orientalisme, souvent lu au masculin, pour se demander s’il existe un orientalisme féminin, construit à la même époque, par les voyageuses, les archéologues et les ethnologues femmes qui ont aussi visité ces lointaines contrées et dont les écrits moins connus, moins cités et surtout, beaucoup moins étudiés, offriraient peut-être un regard différent sur cette altérité particulière. Les voyageuses occidentales qui sont elles-mêmes en périphérie du centre constitué par les auteurs de sexe masculin détiendraient-elles une représentation de l’Orient plus libre ? Les schémas narratifs par lesquels se dit l’altérité orientale varient-ils significativement en fonction des genres ? Si oui, pourquoi et comment ?
Les voyageuses francophones sont nombreuses au XIXe siècle à parcourir ces territoires et plusieurs parmi elles en rapportent des récits, des lettres, des articles et des journaux intimes. Au Turkestan, Marie d’Ujfalvy-Bourdon se lamente qu’une « race dégénérée[7] », avec « l’indolence[8] » qui la caractérise, ait laissé se délabrer la mosquée de Hazret. En Perse et au Maghreb, Jane Dieulafoy, à l’origine de la création de ce qui deviendra le Prix Femina, a contribué aux travaux archéologiques de son époux, elle a été la photographe officielle des différentes missions de Marcel. Ses textes et son regard féminins l’exemptent-ils aujourd’hui des soupçons qui pèsent sur l’ethnologie, l’archéologie et l’anthropologie occidentale ? Jane se déguise en homme pour avoir accès aux domaines interdits aux femmes. Quelques années plus tard en Algérie, Isabelle Eberhardt fait de même. Elle va plus loin cependant, elle prend un nom masculin et arabe. Elle est Mahmoud Saâdi et Mahmoud est tunisien. Elle évoque toutefois « la majesté âpre de la vraie race arabe, née pour le rêve, et pour la guerre[9] » (Eberhardt, 2016, p. 20). Le fantasme de l’Orient est-il impossible à conjurer ? D’autres voyageuses encore se retrouvent sur ces terres qui les séduisent. Les Françaises Olympe Audouard, Hubertine Auclert, mais aussi l’Italienne Maddalena Cisotti-Ferrara (Lena), l’Américaine Madge Mortimer et l’Anglo-Australienne Margaret Thomas. La liste, évidemment, est incomplète. Beaucoup reste encore à dire.
Malgré plusieurs travaux pionniers dans ce domaine, l’étude de ces voyageuses est loin d’avoir attiré toute l’attention qu’elle mérite. Nous invitons donc à des contributions qui analysent les œuvres de ces femmes et qui mettent en évidence leurs caractéristiques spécifiques. Ces textes (et/ou dessins, peintures, photographies éventuellement) constituent-ils un corpus particulier, déterminent-ils un genre en soi et donnent-ils une autre couleur à l’orientalisme et un autre regard sur l’altérité?
Axes possibles (mais non exhaustifs) de recherche :
– L’Orient des femmes : les Orientaux, les Orientales, les territoires, les paysages, le bâti, le vêtement, les politiques, les modes de vies, les religions ;
– Désillusions et enchantements de l’Orient visité – la différence entre l’espace urbain et l’espace rural ou le désert ;
– Analyse d’une auteure, photographe, peintre, en particulier ;
– L’altérité orientale ;
– La question de l’identité ;
– Orientalisme : entre domination et colonisation ;
– La femme orientale dans le regard de la femme occidentale ;
– Exotisme et harem ;
– L’écriture de l’Orient entre centre et périphérie ;
– Le genre choisi : le journal, l’article de journal, le récit de voyage, le roman, la nouvelle, l’essai (scientifique, politique, ethnologique, etc.), la poésie, etc.
– Les voyageuses prédécesseures du XVIIe et du XVIIIe siècles
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Les propositions d’article (500 mots) ainsi qu’une courte biobibliographie sont à envoyer au plus tard le 31 janvier 2022 aux responsables du collectif.
François-Emmanuël Boucher, Collège militaire royal du Canada (Kingston), Francois-Emmanuel.Boucher@rmc.ca
Soundouss El Kettani, Collège militaire royal du Canada (Kingston), soundouss.el.kettani@rmc.ca
Les notifications d’acception seront données avant le 1er mars 2022. Les articles (de 8000 mots) seront à remettre le 1er juillet 2022.
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Bibliographie provisoire
Benjelloun-Laroui, Les voyageuses occidentales au Maroc. 1860-1956, Casablanca, La croisée des chemins, 2014.
Berty, Valérie, Littérature et voyage : un essai de typologie narrative des récits de voyage français au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001.
Bhabha, Homi K., Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
Champion, Renée, « Aperçu sur les voyageuses d’expression française en Orient au XIXe siècle », Agora, Revue d’études littéraires, 5, (n° spécial Les Voyageuses, dir. Vassiliki Lalagianni), 2003.
Bouvet, Rachel, Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert, Montréal, XYZ Éditeur, 2006.
Cohen, Getzel M. et Joukowsky, Martha Sharp (ed.), Breaking Ground: Pioneering Women Archaeologists, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2004.
Isabelle Eberhardt, Notes de route. Au pays des sables, Paris, North Star, 2016
Ernot, Isabelle, « Voyageuses occidentales et impérialisme : l’Orient à la croisée des représentations (XIXe siècle) », Genre & Histoire, numéro 8, Printemps 2011, http://journals.openedition.org/genrehistoire/1272
Goršenina, Svetlana, « Les voyageurs francophones en Asie Centrale de 1860 à 1932 », Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants, vol. 39, n°3, juillet-septembre 1998. pp. 361-373.
Gran-Aymeric, Ève et Jean, Jane Dieulafoy. Une vie d’homme, Paris, Perrin 1991.
Irvine, Margot, Pour suivre un époux. Le récit de voyage au XIXe siècle en France, Montréal, Nota Bene, 2008.
Lapeyre, Françoise, Le Roman des voyageuses françaises (1800-1900), Paris, Payot, 2016.
Larochelle, Catherine, « L’Orient comme miroir : les altérités orientale et autochtone dans les récits de voyage des Canadiens français au XIXe siècle », Histoire sociale / Social History, vol. L, no 101, Mai 2017, p.69-87.
Laruelle, Marlène, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle, Paris, CNRS, 2005.
Lewis, Reina, Rethinking Orientalism: Women, Travel, and the Ottoman Harem, New Jersey, Rutgers University Press, 2004
Monicat, Benedicte, « Pour une bibliographie des récits de voyages au féminin », Romantisme 77.3, 1992, p.95-100.
Monicat, Benedicte, Itinéraire de l’écriture au féminin. Voyageuses du XIXe siècle, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1996.
Moussa, Sarga, La Relation orientale : enquête sur la communication dans les récits de voyages en Orient (1811-1861), Paris, Klincksieck, 1995.
—— Le voyage en Égypte. Anthologie de voyageurs européens. De Bonaparte à L’occupation anglaise, Paris, Laffont, Coll. « Bouquins », 2004.
Pouillon, François (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM/Karthala, 2008.
Rajotte, Pierre, Le Récit de voyage au XIXe siècle, aux frontières du littéraire, Montréal, Tryptique, 1997.
Reynaert, François, L’Orient mystérieux et autres fadaises, Paris, Fayard, 2013.
Said, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005.
Said, Edward W., « Orientalism Reconsidered », Cultural Critique, No. 1, Autumn, 1985, p. 89-107.
Sebbar, Leila. Isabelle l’Algérien, Paris, Al Manar, 2005.
Spivak Chakravorty, Gayatri, Les Subalternes peuvent-elles parler, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
Stoll-Simon, Catherine, Si Mahmoud ou la renaissance d’Isabelle Eberhardt, Casablanca, Tarik Éditions, 2006.
Ueckmann, Natasha, Genre et orientalisme. Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles), Grenoble, UGA Éditions, 2020.
Weber, Anne-Gaëlle, À beau mentir qui vient de loin: savants, voyageurs et romanciers au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2004.
Zinguer , Ilana (dir.), Miroirs de l’altérité et voyages au Proche-Orient, Genève, Slatkine, 1991.
[1] Nous utilisons ici l’appellation consacrée bien que conscient qu’elle ne reflète ni une réalité historique ni une situation géographique. Le collectif a entre autres objectifs de discuter cette désignation et sa lourde charge discursive.
[2] Paris, Sébastien Chappelet
[3] L’Alcoran de Mahomet, Paris, Antoine de Sommaville. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109735r.image
[4] Paris, La compagnie des libraires, 1777-1779 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k82422h.image
[5] Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, Paris, Laffont, p. 4.
[6] Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005, p. 37.
[7] Marie d’Ujfalvy-Bourdon, De Paris à Samarkand, Le Ferghanah, le Kouldja et la Sibérie occidentale. Impressions de voyage d’une Parisienne, Paris, Hachette, 1880, p.124
[8] Ibid.
[9] Isabelle Eberhardt, Notes de route. Au pays des sables, Paris, North Star, 2016, p. 20.